La
Mecque et les pelleteuses des Ben Laden
Sur les photos qui s’égrènent sur
l’écran de son ordinateur, il pointe, d’un index las, les nuées
d’insectes jaunes qui partent à l’assaut des crêtes. Une armée d’engins
de chantier qui arasent méthodiquement la pierre. "Bientôt, soupire
l’architecte saoudien Sami Angawi, il sera trop tard. Le point de
non-retour sera atteint." Dans quelques mois, une ville largement
renouvelée sera définitivement sortie de terre, émergeant des volutes
de la poussière qui blanchit un ciel hérissé de grues.
de La Mecque, ville de naissance du Prophète, interdite aux
non-musulmans, célébrera des noces provisoires avec les temps nouveaux
des hommes.
Dans ce royaume d’Arabie saoudite, dont
le souverain se présente comme le "serviteur" de ce lieu et de Médine,
l’autre ville du Prophète, rares sont ceux qui trouvent à redire à ces
grands travaux. Ils sont justifiés par la crue opiniâtre des pèlerins,
chaque année plus nombreux à se presser, quarante jours après la fin du
ramadan, au hadj, le pèlerinage, l’un des cinq piliers de l’islam avec
la profession de foi, l’aumône, la prière et le jeûne de ramadan.
Combien déferlent aujourd’hui ? Sans
doute plus de trois millions, rassemblés aux mêmes lieux aux mêmes
instants, pendant les cinq jours du mois lunaire prévus par le dogme,
et qui en subissent avec d’autant plus de ferveur les épreuves qu’elles
sont la garantie de se laver de ses péchés. Ils viennent de l’étranger
comme du royaume. En théorie, les Saoudiens ne peuvent effectuer le
hadj qu’une fois tous les cinq ans, mais en pratique il est impossible
d’interdire la venue de ceux qui souhaitent y participer avant.
Combien seront-ils demain ? Nul ne le
sait, mais tous redoutent une marée humaine encore plus importante,
encore plus impitoyable avec les plus faibles, ceux qui tombent et que
transforme en charpie ce flot irrépressible de dévots, à tel point que
les représentants en Arabie de leurs pays d’origine ont bien du mal à
les identifier à la morgue. "Le pèlerinage tel qu’il est aujourd’hui,
je trouve cela affolant, soupire Zaher, un consultant de Djedda
installé aujourd’hui à Riyad, seul le "petit pèlerinage", l’homra (qui
ne compte pas parmi les piliers de l’islam), permet de préserver une
véritable dimension spirituelle."
Avant sa qualité d’architecte, Sami
Angawi met en avant ses origines mecquoises, une valeur qui selon lui
transcende ce qui pourrait apparaître comme un patriotisme de minaret.
"Quand j’étais enfant, se souvient cet homme à la chevelure argentée,
je parcourais souvent la ville avec des personnes plus âgées qui
m’indiquaient les lieux attachés à notre Prophète. C’est ainsi que
notre histoire se transmettait. Comment ferons-nous plus tard si tout a
disparu ?"
Les travaux titanesques engagés depuis
plusieurs années déjà ne se limitent pas à l’aménagement des sites, y
figure aussi le projet salutaire de navettes ferroviaires pour
économiser les forces des pèlerins, ou bien la construction déjà en
cours d’un pont circulaire enserrant sur une demi-douzaine de niveaux
les trois stèles de pierre incarnant le diable qui doivent être
lapidées au fil du parcours sacré.
Personne ne trouve à redire à ces
projets destinés à répondre à la conséquence directe de l’expansion de
l’islam au-delà de son aire, vers l’Afrique, l’Asie ou même l’Europe et
qui a déjà entraîné la rénovation du terminal aéroportuaire consacré au
pèlerinage à Djedda, capitale du Hedjaz, la province orientale du
royaume baignée par la mer Rouge. En revanche, les à-côtés immobiliers,
la construction de nouveaux hôtels et de résidences luxueuses,
suscitent l’irritation des Mecquois de souche, comme Séoud Al-Fahmi,
jeune trentenaire qui travaille à l’usine de désalinisation de Djedda,
à 60 km de la ville sainte. "Ma ville est tout simplement devenue hors
de prix", maugrée-t-il.
Dans le bureau de Sami Engawi,
l’agrandissement d’un cliché datant de 1904, selon l’architecte, donne
une idée de ce qu’était à cette époque cette cité. Une ville basse
entourant le cube de la Kaaba, enserrée dans un relief tourmenté de
monticules parcourus de ravines. "Ce fort ottoman a été totalement rasé
et c’est cette montagne qui est à présent livrée aux engins de
terrassement. A la place, on va bâtir Manhattan ou Dubaï, déplore
l’architecte qui se fait volontiers imprécateur, on assiste à un
véritable nettoyage éthique, culturel et social."
La mecque (Vue intérieur; au moment
de la prière)
De hautes tours vont entourer, en
gradins, la place sacrée, donnant aux plus fortunés des croyants
l’occasion de disposer depuis leur appartement d’une vue imprenable sur
le repère absolu que constitue le manteau noir qui recouvre la Kaaba,
lieu saint entre tous. Cette parure autrefois cousue au Caire était
acheminée en procession à travers le désert. Mais Abdelaziz Al-Saoud,
le fondateur du royaume, avait transféré sa confection à La Mecque au
XXe siècle. De sources convergentes, le prix du mètre carré à La Mecque
serait aujourd’hui le plus élevé au monde, du fait d’une spéculation
alimentée par le troisième choc pétrolier.
Le modus operandi de ce chantier
prestigieux entre tous laisserait interdit le premier conservateur du
patrimoine venu. Autour de l’enceinte de la mosquée, dans les espaces
livrés aux travaux, les bouches voraces des pelleteuses ont arraché à
l’histoire des strates de sol sans doute riches en témoignages du
passé. Il faut dire que la version la plus rigoriste de l’islam qui
prévaut aujourd’hui dans le royaume, ce wahhabisme inscrit dans l’école
hanbalite, se méfie comme de la peste de tout ce qui peut apparaître
comme une forme d’idolâtrie. C’est ainsi que le monument présenté comme
le "tombeau d’Eve", et de nombreuses mosquées attachées à tel ou tel
membre de la descendance du Prophète, ont été rasés sans pitié au fil
des décennies dans la région.
Sur son ordinateur, Sami Angawi
agrandit en quelques clics la photographie d’un engin de chantier. Il
montre du doigt le nom de la société chargée de rénover La Mecque, qui
apparaît sur le flanc de l’énorme machine. "Gardez-nous des
aménageurs ! gronde-t-il, voilà ce que donne le (Ben) ladenisme !" Car
La Mecque est le champ quasi clôt de la puissante firme de travaux
publics dont le nom a acquis une fâcheuse renommée du fait de l’un de
ses rejetons. Le fondateur du groupe Ben Laden a su nouer dès les
origines des liens privilégiés avec la famille royale. Il était déjà
aux manettes pour la première grande transformation de La Mecque. Puis,
en 1979, lors de la prise des lieux saints par un groupe armé
millénariste conduit par Juhaiman Al-Utaibi, les dirigeants de
l’entreprise contribuèrent au succès laborieux des forces saoudiennes
et de leurs experts occidentaux – dont le GIGN français – en
fournissant des plans détaillés des lieux et notamment ses sous-sols
dans lesquels s’étaient retranchés les rebelles.
ans les bureaux de l’entreprise Ben
Laden, à la périphérie de Djedda, nul subalterne ne se risque à évoquer
le dossier de La Mecque, même si la tour la plus imposante qu’il y a
érigée figure en bonne place sur les affiches qui vantent ses
réalisations de prestige. Le mutisme prévaut également au siège,
installé dans le quartier cossu de Rawda. Dans le hall majestueux de ce
palais de granit, deux imposantes maquettes des mosquées de La Mecque
et de Médine trônent face à un pan entier du manteau de la Kaaba. Ce
manteau changé tous les ans, et dont les restes sont offerts comme des
reliques aux personnalités jugées méritantes.
L’activisme de l’architecte Sami Angawi
agace, c’est certain. "Que fallait-il faire ? Laisser les choses en
l’état ?", s’interroge un proche du cabinet du roi Abdallah, qui
requiert l’anonymat, "au lieu de critiquer, il aurait mieux valu
avancer des alternatives !" "Je ne dis pas qu’il ne fallait rien faire,
assure de son côté le franc-tireur, j’aurais conduit moi-même le
bulldozer si on s’y était pris autrement."
S’il est bien le seul à s’indigner
publiquement de la tournure des choses, il peut compter sur le discret
soutien d’universitaires ou de journalistes locaux, qui avouent
d’autant plus leur exaspération qu’ils ont reçu l’assurance que leur
nom ne sera pas mentionné. "Ce chantier est important pour Ben Laden
parce que cela lui vaut un énorme prestige, grince l’un d’eux. En
échange, on sait bien qu’il construira gracieusement, ici et là,
quelques palais."
La querelle des chantiers de La Mecque
n’aurait sans doute pas d’écho si elle ne recoupait pas les relations
parfois délicates entre la province du Nejd, où s’est ancré l’Etat
saoudien, et celle du Hedjaz, qui fut pendant longtemps le phare de la
péninsule, de par la présence des lieux saints, mais aussi du fait de
son ouverture sur le monde via la mer Rouge. Les représentations
diplomatiques avaient d’ailleurs élu domicile dans le port cosmopolite
de Djedda, avant d’être regroupées dans les années 1980 dans la
capitale saoudienne, au sein d’un quartier diplomatique placé sous
haute surveillance.
La mainmise des autorités centrales
saoudiennes sur les lieux saints suscite l’amertume. "Naguère, le mufti
de La Mecque était toujours choisi dans ma famille, maintenant il est
nommé par Riyad", affirme avec humeur un homme d’affaires mecquois sous
couvert d’anonymat. Ce sentiment âcre de dépossession n’est sans doute
pas pour rien dans la mauvaise humeur des Hedjazis face aux grands
travaux de La Mecque, nostalgiques d’une grandeur perdue.
Gilles Paris envoyé spécial
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