ISRAËL • Ivres de
guerre et de haine
des Juifs de Russie installés depuis moins de dix ans sur le territoire
israélien. Au moment où leur représentant, Avigdor Lieberman, s’impose
comme la troisième force politique du pays, elle témoigne, effarée, de
la dérive morale de cette communauté.
province, "au bout du monde à gauche", comme disent ses habitants. Si
cette bourgade a fait la une des médias du monde entier, c’est à cause
des roquettes artisanales Qassam qui s’y abattaient régulièrement
[lancées à partir de la bande de Gaza] et de la "colline de la honte",
hauteur qui offre une vue dégagée sur la bande de Gaza et d’où des
centaines d’Israéliens sont venus se délecter du spectacle des trois
semaines [27 décembre 2008-17 janvier 2009] d’offensive contre les
Palestiniens.
"Mes compatriotes sont devenus fous, constate Nomika Zion, une
habitante de Sderot, avec un tremblement dans la voix. Toute la ville
est pavoisée. Il y a des drapeaux partout. Des groupes de soutien
distribuent des fleurs dans les rues, les gens klaxonnent pour saluer
chaque nouvelle tonne de bombes larguée sur nos voisins, les habitants
de la bande de Gaza.
Cette euphorie démente, cette ivresse de la guerre, cette soif de
vengeance et de pouvoir me terrifient. Ces gens ont oublié la maxime
juive selon laquelle il ne faut pas se réjouir lorsque son ennemi est à
terre." Nomika Zion, une femme belle et passionnée, est une véritable
enfant d’Israël, née dans un kibboutz au sein d’une famille de
militants politiques, dans l’atmosphère idéaliste où l’on inculquait
aux enfants que les droits civiques étaient ce qu’on ne pouvait retirer
aux autres sans se déshonorer. Dans son kibboutz, elle a créé un groupe
nommé Une autre voix de Sderot et publié un article sur Internet
affirmant, entre autres, que "le bain de sang qui a eu lieu à Gaza ne
s’est pas fait en mon nom, ni au nom de ma sécurité". Cet article a
fait de Nomika et ses amis des parias dans la ville, où, désormais
considérés comme des traîtres, ils se font cracher dessus et insulter.
"Nous, les Juifs, avons un complexe de victimes permanentes. Nous
sommes persuadés que nous seuls pouvons être victimes, et nous avons
perdu la capacité de compatir aux malheurs des autres. La différence
entre moi, qui vis dans la peur qu’une roquette me tue, et les
habitants de Gaza, c’est que je suis libre, alors qu’ils sont enfermés.
Il est impossible de sortir de Gaza ou d’y entrer. Gaza est la plus
grande prison du monde !" Je hoche la tête en silence. Qu’est-ce que
Gaza ? Une étroite bande de terre bordée par la mer et entourée de
barbelés, où s’entassent 1,5 million de personnes. Un camp de
concentration surréaliste où sont parqués des Palestiniens, et créé,
ironie du sort, par des Juifs dont les grands-parents ont eux-mêmes
péri dans des camps de concentration. Ceux qui naissent à Gaza n’ont
pas de passeport, ni de pays, ni de nationalité, ni le droit de se
déplacer.
J’ai célébré l’Ancien Nouvel An [orthodoxe russe, le 13 janvier] en
plein cœur de Jérusalem, en compagnie d’Israéliens d’origine russe. Ces
gentils intellectuels aux manières policées plaisantaient aimablement
et fredonnaient des chansons soviétiques, en s’accompagnant à la
guitare. Soudain, l’ambiance a changé : il venait d’être question de
Gaza. "Faut tous les buter !" , "On doit les écraser !". Ils avaient
laissé tomber le masque. J’ai tenté un "Mais enfin, ce sont des êtres
humains ! Est-ce qu’il n’y a que le sang juif qui compte pour vous,
comme pour les héros du film Munich ?
— Absolument ! m’a rétorqué Haïm, de Lvov. Pour moi et pour l’Etat
d’Israël, seul compte le sang versé par les Juifs !" La présence du
mari d’une de mes amies juives conférait à la scène une ironie amère.
Cet homme est un Arabe chrétien palestinien répondant au beau prénom
biblique de Noé. Il existe des couples improbables de ce genre ! Toutes
ces impitoyables Olia de Voronej et Iacha d’Odessa, arrivés en Israël
il y a une dizaine d’années, ont immédiatement obtenu la nationalité
israélienne, une aide financière et un travail. Noé, qui est né et a
grandi à Jérusalem, dont les racines familiales plongent profondément
en Terre sainte, n’est PAS, pour sa part, citoyen israélien, n’a PAS le
droit de vote et ne peut PAS se présenter à la moindre élection. C’est
une personne de second ordre, privée de nationalité et sans cesse
humiliée dans sa propre patrie. Pour lui, cette bande d’ex-Soviétiques
bruyants, criards et arrogants, ce million et demi de russophones, est
une troupe d’occupants qui lui dénie tout droit, à lui, maître légitime
des lieux (pour avoir une idée plus précise de l’ampleur de cette
occupation, il suffit de savoir qu’en 1917, les Arabes constituaient
93 % de la population de la Palestine, et que les Juifs n’étaient que
7 %).
"L’adhésion sans réserve des Israéliens à ce carnage dans la bande de
Gaza est le résultat de nombreuses années de lavage de cerveau,
considère Aliona, de Moscou, l’épouse de Noé. L’adversaire est
déshumanisé. Dans les médias locaux, les Arabes sont présentés comme
des bêtes sauvages à exterminer, et non des êtres humains. L’Etat a
besoin d’un ennemi extérieur, sans quoi il se désagrège. Tous ces Juifs
qui sont venus s’installer en Israël, porteurs de différentes cultures
et traditions, sont soudés par un unique sentiment : ‘Nous sommes une
forteresse assiégée, nous sommes contre le reste du monde’." Mais les
Juifs ne veulent rien savoir. Quand on leur explique comment les colons
s’emparent par la force de terres palestiniennes en Cisjordanie, ils
vous regardent d’un air absent et affirment que ce sont des mensonges.
Le monde entier diffuse des images d’enfants de Gaza brûlés par les
bombes au phosphore et on entend en réponse : "Vous êtes de vils
antisémites". Israël n’a jamais manqué de gens capables de tout
expliquer et de tout justifier. La "pensée talmudique" est l’art de
retourner une situation du tout au tout et de réussir à tirer avantage
des arguments de l’adversaire.
Pour le rabbin Abraham Schmulevitch (né Nikita Demine à
Saint-Pétersbourg), "l’humanité doit toutes ses grandes valeurs aux
Juifs. C’est à travers nous que Dieu a révélé aux goys les vérités
suprêmes. Tout le monde sait que les Juifs sont le peuple élu, mais élu
pour quoi ? Pour fixer les normes idéales à l’ensemble de l’humanité."
Ce rabbin est un personnage extrêmement charismatique, et je me laisse
vite prendre à la magie de son éloquence. "Hypersioniste", tel qu’il se
définit lui-même, il dirige le mouvement Pour notre pays ! et me brosse
un tableau grandiose du futur empire juif, destiné à s’étendre du Nil à
l’Euphrate. "Nous prendrons un morceau de l’Egypte, le Liban, la Syrie,
une partie de l’Irak et un petit bout du Koweït, car telle est la terre
que Dieu a donnée au peuple juif", détaille-t-il en me montrant une
carte de cet empire à venir. "Nous libérerons notre terre par le fouet,
et nous laisserons aux peuples qui y vivent le choix de mourir ou de se
soumettre à nos règles. Lorsqu’Israël aura pris le contrôle du
Proche-Orient, il le nettoiera comme l’avait fait Alexandre le Grand,
en exterminant les rebelles et en incluant les peuples conquis dans le
système impérial."
Daria Aslamova
Komsomolskaïa Pravda