La responsabilité française dans le génocide bosniaque
Les 200 000 morts et les quatre à cinq millions de personnes déplacées ou exilées de l’ex-Yougoslavie pèsent-ils sur les consciences européennes? Pas trop, nous semble-t-il. Pas assez… pas encore.
Voyez le retour de tous les refoulés post-vichyssois. Mitterrand s’est un jour réjoui que «cette fois-ci», des morts à Sarajevo n’aient pas entraîné une guerre sur le Rhin, comme en 1914. Ce cynisme tranquille, les électeurs français avaient sincèrement cru – ou tenté de croire – pouvoir s’en libérer en élisant le sanguin Chirac.
Lorsque, durant le terrible été de la «solution finale» de la purification ethnique en Bosnie-Herzégovine, en 1995, nous étions une poignée à dénoncer le soutien immodéré et criminel apporté par les gouvernements français et britannique à l’entreprise fasciste serbe, nous nous sommes heurtés à beaucoup d’incompréhension et de mauvaise foi.
Un crime contre l’humanité a été commis en Bosnie, notamment à Srebrenica. Les responsabilités de la «communauté internationale» dans ce crime n’ont rien d’abstrait. Elles sont très concrètes. Elles sont partagées, principalement entre les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Russie et la France.
Cela n’exonère personne. Mais la responsabilité française – et dans ce domaine aussi, la continuité de Mitterrand à Chirac est totale – est particulièrement lourde.
Vendredi 14 juillet, jardins de l’Elysée: devant une batterie de caméras et de micros, le nouveau Président, au cours d’une garden-party new look répond à une question sur la prise de Srebrenica, trois jours plus tôt, par les troupes du général serbe Ratko Mladic. Avec un aplomb rétrospectivement très impressionnant, il affirme sans ciller qu’il n’est pas informé. Autrement dit, il est dans la même situation que vous et nous, petits citoyens anonymes sans importance: on ne le tient au courant de rien. C’est fâcheux, avouez-le. Car la grande différence entre vous-nous et lui, c’est que nous ne sommes pas chef d’État d’un des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité, que vous-nous n’avons pas la faculté d’appuyer sur le bouton rouge de la force de frappe nucléaire et que nous n’avons même pas le numéro de téléphone du portable de Miadic, Milosevic ou Karadzic.
Pas informé, Chirac?
Plus le mensonge est gros et mieux il passe. Chers électeurs et citoyens, on vous a tout simplement trompés. Deux jours après cette garden-party, le président français faisait une déclaration solennelle reconnaissant la responsabilité de l’État français, de sa police et de sa gendarmerie dans la déportation des juifs de France. Nous espérons qu’il ne faudra pas attendre l’an 2048 pour que les successeurs des responsables français et européens d’aujourd’hui se décident à «reconnaître la responsabilité des démocraties» dans le génocide des Bosniaques.
Sommes-nous vraiment irréalistes?
L’exemple palestinien montre amplement, depuis cinquante ans, que les dénis de justice, entérinés ou non par les Nations unies, sautent un jour à la gueule de tout le monde.
Faute de justice, la rage et la vengeance peuvent faire des ravages terribles et toute l’humanité y perd. Établir les responsabilités est donc une oeuvre de paix.
Et il n’y a pas de paix véritable sans justice.
Le général Bernard Janvier commandait en 1995 la Forpronu [Force de protection de l’Onu], censée protéger les Bosniaques réfugiés dans les «zones de sécurité». Le 24 mai 1995, au cours d’une réunion à huis clos du Conseil de sécurité de l’Onu à New York, Janvier propose d’abandonner les zones de sécurité de Srebrenica, Zepa et Gorazde.
Un mois plus tard, Janvier est informé par les services français de renseignement militaire des préparatifs serbes d’attaque de Srebrenica.
L’attaque commence le 5 juillet. Jusqu’au 11 juillet, Janvier répondra par la négative à cinq demandes successives d’intervention aérienne de (‘OTAN pour stopper l’attaque, émanant du commandant néerlandais de la Forpronu à Srebrenica.
Le 10 juillet, l’État-major militaire de la Forpronu est réuni à son QG de Zagreb autour de Janvier. A 20 heures 15, on demande le général au téléphone. C’est Paris. Janvier s’isole pour prendre l’appel, accompagné uniquement d’officiers français.
À son retour, Janvier annonce que le général Ratko Mladic n’a pas l’intention de conquérir Srebrenica et qu’il n’y a donc pas lieu de demander une intervention aérienne de l’OTAN.
L’appel téléphonique du 10 juillet de Paris à Zagreb était de Jacques Chirac. Ce dernier avait obtenu, à l’issue de trois conversations téléphoniques avec Milosevic les 3, 9 et 11 juin, la libération de 401 Casques bleus pris en otage par les troupes serbes de Mladic. En échange, il avait promis qu’il n’y aurait pas de frappes aériennes de l’OTAN.
Dans un télégramme adressé le 19 juin à Kofi Annan, chef du Département des opérations de maintien de paix, dont dépendait la Forpronu, l’envoyé spécial de l’Onu Akashi rendait compte d’un entretien avec Milosevic. Ce dernier lui avait déclaré avoir été informé par Clinton qu’il n’y aurait pas de frappes aériennes si Chirac les jugeait «inacceptables». Et jusqu’au 11 juillet 1995, Chirac les jugea inacceptables. Milosevic avait aussi précisé à Akashi que Chirac lui avait déclaré ne pas s’attendre à ce que la Force de réaction rapide soit engagée, mais que sa création pourrait aider à remettre en route le processus des négociations.
Ces informations ont été publiées notamment par NBC Handelsblad, un quotidien néerlandais. On les retrouve dans un livre paru chez Atlas Publications, Amsterdam/Anvers, sous la plume de Frank Westermann et Bart Rijs, intitulé Srebrenica: Het Zwartste Scénario [Le scénario le plus noir]. Elles ont été publiées par Basic Reports, une lettre d’information sur la politique internationale de sécurité éditée par le British American Security Information Council, sous la plume d’Andreas Zumach.
En France, ces informations n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes officielles publiques ni même d’enquêtes journalistiques poussées. On y a trouvé des allusions dans Le Nouvel Observateur et dans un reportage d’Envoyé Spécial. C’est tout.
Des commentaires?
Circulez, il n’y a plus rien à voir.
Sauf des charniers.