
Thalerhof est la première expérience européenne d'organisation d'un camp de concentration. Photo: UOJ
» Thalerhof » ou les pages oubliées du génocide des Rusyns

Ce 4 septembre 2022 marquera le 108e anniversaire de la création du premier camp de concentration au monde, » Thalerhof « , où sont morts des milliers de Galiciens et de Bucoviniens.
Le 4 septembre 1914, environ 2 000 Carpatho-Russes, Bucoviniens et Galiciens russes ont été rassemblés dans une grande section de terrain en forme de long quadrilatère, dans une vallée sablonneuse au pied des Alpes, près de Graz, la principale ville de Styrie, qui sera plus tard connue sous le nom de » Thalerhof « .
Un morceau de terrain nu était entouré de fils barbelés et de piquets de bois, et les gens étaient couchés sur le sol humide à coups de baïonnettes et de crosses de fusil. Des témoins oculaires ont déclaré que le terrain nu bougeait comme une grande fourmilière ; on pouvait à peine voir le sol en raison de la quantité de personnes de tous âges et de toutes catégories. En fait, le » Thalerhof » est devenu le premier camp de concentration au monde et s’est très vite transformé en la plus cruelle des chambres de torture de toutes les prisons autrichiennes de l’empire des Habsbourg. Qui y était détenu et quelle était sa culpabilité ?
Les origines du » Thalerhof « .
Pendant trois quarts de siècle, à savoir de 1772 à 1848, le gouvernement austro-hongrois a accepté que les habitants de Galicie se considèrent comme des Russes. Dans les documents officiels de l’Empire, les Galiciens étaient appelés Russen, c’est-à-dire Russes ou Rusyns. Toutefois, à partir de 1848, des représentants de la soi-disant « intelligentsia et aristocratie polonaises » sont devenus les initiateurs d’une politique active de polonisation et de catholicisation de la population russe indigène de Galicie.
En 1848, le gouverneur de Galicie, le comte Stadion, ordonna que les Russes soient appelés Ruthènes. Peu après, une véritable machine de propagande a été déployée, dont la tâche principale était de créer une opposition artificielle entre « Russes » et « Ruthènes ». Les propagandistes affirmaient qu’il s’agissait de deux peuples complètement différents, et qu’il était prioritaire de les séparer.
Quelques années plus tard, dans les années 60, l’aristocratie polonaise a fait pression pour créer l’alphabet latin au lieu de l’alphabet cyrillique, ce qui a entraîné des protestations massives de la population locale. Pendant un certain temps, tout s’est calmé et les Habsbourg ont laissé les Galiciens russes tranquilles. Mais cette période de calme relatif n’a pas duré longtemps.
En 1890, à la suite de la politique dite de la » grande rupture « , les représentants de la Galicie, qui se considèrent eux-mêmes comme séparés du peuple russe, concluent un accord avec les autorités d’Autriche-Hongrie, selon lequel ils jurent allégeance au Vatican, fidélité à l’Autriche et promettent de s’allier aux Polonais.
Presque immédiatement, une nouvelle orthographe a été introduite, les Galiciens n’étaient plus appelés « Russes », et tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux étaient qualifiés d’ennemis de l’Empire austro-hongrois. Au début du 20e siècle, le véritable génocide de la population russophone a commencé dans les territoires de la Galicie, de la Bukovine et de la Rus’ pré-carpatique.
Ainsi, tous les russophiles étaient déclarés » moscovites » et » agents de Moscou » généreusement payés pour leurs opinions avec des » roubles tsaristes « . Les dénonciations, très souvent initiées par les représentants de l’Union, étaient déversées en abondance contre le clergé et l’intelligentsia orthodoxes. Très vite, les dénonciations aux autorités se sont transformées en destruction physique directe des prêtres orthodoxes et des villageois ordinaires qui étaient en désaccord avec la tactique de catholicisation.
Tous les russophiles étaient déclarés « moscovites » et « agents de Moscou » généreusement payés pour leurs opinions avec des « roubles tsaristes ».
Mais si, au début, les tueries étaient chaotiques et étaient plutôt dues à la cruauté et à la colère envers les Russes et les orthodoxes, il a été décidé par la suite de leur donner un caractère systématique. C’est dans ce but que les autorités ont créé les premiers camps de concentration du monde, » Terezin » et » Thalerhof « .
L’enfer
Le camp » Thalerhof » s’est très vite transformé en un véritable enfer pour les Rusyns et les Galiciens russes. Jusqu’à l’hiver 1915, il n’y avait pas de baraquements sur son territoire, et les gens se contentaient de s’allonger à même le sol, en plein air, sous la pluie et le gel. Les poux, les insectes, les vers détruisaient littéralement les gens. Le 11 décembre 1914, le prêtre russe Ioann Maschak a écrit dans ses dernières notes que 11 personnes avaient été simplement « piquées » par des poux. L’absence effroyable d’hygiène a entraîné des maladies terribles qui ont tué des centaines de captifs.
Avec l’arrivée du froid à l’automne 1914, les autorités ont ordonné aux prisonniers de se construire des baraquements d’une capacité de 300 personnes. Cependant, en raison de la surpopulation, de l’exiguïté des locaux et des mêmes conditions d’insalubrité, le choléra, la fièvre typhoïde, la diphtérie, le paludisme, la tuberculose, la grippe ne tardèrent pas à sévir dans les baraquements et de nombreux prisonniers souffraient et vomissaient du sang.
En plus des maladies, les Allemands utilisaient la famine, et s’ils donnaient de la viande de chien ou de cheval, ils accompagnaient ces distributions de terribles coups, après quoi de nombreux prisonniers retournaient à la caserne estropiés.
Le même prêtre Ioann Maschak a témoigné dans ses notes ultérieures que le 3 décembre 1914, une sentinelle a tiré sur un paysan qui grimpait sur un grillage derrière la caserne. La balle ne l’a pas atteint mais a tué Ivan Popik du village de Medinichi, père de 7 enfants, dans la caserne. Dans le hangar, un soldat a poignardé à mort le paysan Maxim Shumnyatski du village d’Isai, district de Turka.
Il n’y a pas que des paysans qui sont morts au » Thalerhof « . Ainsi, selon les seules données préliminaires, des dizaines de prêtres orthodoxes, ainsi que des représentants de l’intelligentsia, ont été torturés et tués dans le camp, dont Mikhaïl Lyudkevich, professeur du séminaire théologique de Przemysl, docteur en théologie ; le prêtre, docteur en sciences théologiques Nikolaï Malinyak de Slavnitsyn ; le docteur en sciences médicales Mikhaïl Sobin, et bien d’autres.
Non seulement les soldats mais aussi les médecins étaient particulièrement cruels envers les prisonniers. En examinant les malades, ils se contentaient, par peur d’être infectés, de piquer le corps des gens avec des bâtons, vérifiant ainsi si une personne avait des signes de vie.
Il est clair qu’aucun médicament n’était utilisé au « Thalerhof ». Les seuls remèdes étaient une sorte de pommade puante et de la naphtaline, dont les « médecins » recouvraient simplement les gens de la tête aux pieds, de sorte qu’ils en étouffaient.
Dionysius Kisel-Kiselevsky, un prêtre bukovinien et un prisonnier du » Thalerhof « , a écrit : » Pendant notre séjour dans ce camp, notre vie ne tenait qu’à un fil, si ce n’était aux maladies qui y sévissaient, c’était à une balle de plomb ou la baïonnette d’acier de la première sentinelle venue. »
Toutes ces atrocités ont scandalisé même les autorités. Ainsi, le député du parlement autrichien, le Tchèque Yuri Strshybrny, a noté dans son discours du 14 juin 1917 que selon les données qu’il a reçues de 70 captifs du » Thalerhof « , environ 2 000 personnes ont été enterrées sur le territoire du camp de concentration.
» Pendant notre séjour dans ce camp, notre vie ne tenait toujours qu’à un fil, si ce n’est pas à cause des maladies qui y sévissaient, alors à une balle de plomb ou à une baïonnette d’acier de la première sentinelle venue. «
Prêtre Dionysius Kisel-Kiselevsky, un prisonnier du » Thalerhof
Le Polonais Sigismund Lyasotsky, membre du même parlement, a déclaré dans son discours du 12 mars 1918 que jusqu’au 20 février 1915, il y avait 1 360 personnes gravement malades au « Thalerhof », dont 1 100 sont mortes dans une terrible agonie. Au total, selon lui, 15% des prisonniers du « Thalerhof », soit plus de 3.000 Galiciens et Bucoviniens, se sont éteints en un an et demi.
Le 9 novembre 1914, selon le rapport officiel du maréchal Schleer, il y avait 5 700 Ukrainiens, Carpatho-Russes et Lemkos au « Thalerhof ». Au total, 20 000 personnes ont été détenues dans le camp de concentration du 4 septembre 1914 au 10 mai 1917.
La position des » patriotes « .
Il est intéressant de noter que les représentants des soi-disant « partis ukrainiens » de Galicie et de Bucovine, qui se considéraient comme de véritables patriotes, ont participé très activement à remplir le « Thalerhof » d’éléments peu fiables et d' »agents de Moscou » du point de vue du gouvernement. Les journaux « Dilo » et « Svoboda » ont littéralement fourmillé de dénonciations, sur la base desquelles des centaines de personnes ont été arrêtées.
En outre, les « patriotes » ont également pris part à des actes de violence directs. Par exemple, les « Sichoviks » ukrainiens du village de Lavochne, dans les Carpates, ont tenté de passer à la baïonnette les « Katsaps » (terme injurieux pour désigner les Russes – Trad.) transportés, parmi lesquels il n’y avait pas un seul natif de Russie, mais seulement leurs propres Galiciens.
Lors du convoi des prisonniers « Sichoviks » de la prison de Brygidki à la gare principale de Lviv, 17 personnes, dont des prêtres orthodoxes, ont été hospitalisées après avoir été terriblement battues.
En outre, les « Sichoviks » étaient également impliqués dans des arrestations directes de dissidents, commettaient des massacres en toute impunité et se délectaient de leur permissivité. Voici la « chanson de Sichova », qui leur est spécifique, écrite par Petro Oliynyk, un habitant du village de Kutische, dans le district de Brody :
» Украiнцi п`ють, гуляють,
Украiнцi п`ють, гуляють,
А кацапи вже конають.
Украiнцi п`ють на гофi,
А кацапи в Талергофi.Де стоїть стовп з телефона,
Висить кацап замiсть дзвона
Уста йому посинiли,
Чорнi очi побiлiли,Зуби в кровi закипiли,
Шнури шию переїли. »Traduction :
» Les Ukrainiens boivent et font la fête,
alors que les Katsaps sont déjà en train de mourir.
Les Ukrainiens boivent sur le hof,
Et les Katsaps sont au Thalerhof.Où se trouve un poteau téléphonique,
Un Katsap est accroché à la place d’une cloche.
Sa bouche est devenue bleue,
Ses yeux noirs sont devenus blancs,Ses dents ont bouilli dans le sang,
Les cordes lui ont coupé le cou. »(Traduction libre – Ndt)
Le Polonais Sigismond Lyasotsky a déclaré dans son discours du 12 mars 1918 que jusqu’au 20 février 1915, il y avait 1 360 personnes gravement malades au « Thalerhof », dont 1 100 sont mortes dans une terrible agonie.
Dans le numéro 32 du journal « Novy Chas » (« Temps nouveau ») (Lviv, 11 février 1934), l’un des « patriotes » locaux écrit : « Nos survivants « Russen » se sont activés, et c’est ce à quoi nous devons prêter attention et ne pas le prendre à la légère, mais déraciner les mauvaises herbes, qui seulement grâce à notre bonté ( !?) n’ont pas encore disparu ».
Conclusions
En mai 1917, l’empereur d’Autriche, Charles Ier a ordonné la fermeture du camp de concentration de « Thalerhof ». Cependant, il note dans son rescrit :
» Tous les Rusyn arrêtés ne sont pas coupables mais ont été arrêtés pour ne pas le devenir. «
Leur culpabilité était apparemment leur refus de cultiver une haine bestiale envers le peuple russe. Ils ne comprenaient pas pourquoi et pour quoi il était nécessaire de tuer des » Moscovites » et des » Katsaps « . Ils ne voulaient pas non plus trahir leur foi orthodoxe, devenir catholiques et prêter serment d’allégeance au Vatican. Tout ce que ces gens voulaient, c’était vivre en paix dans leur patrie et prier Dieu.
Malheureusement, les manuels scolaires ukrainiens sont muets sur » Thalerhof » et » Terezin « . Ils sont silencieux parce qu’il est gênant de dire la vérité sur la façon dont une partie de notre peuple a été soumise à un génocide par des Européens éduqués et civilisés. Dans le même temps, les leçons de l’histoire ne doivent pas être oubliées car, aujourd’hui encore, nous constatons de plus en plus qu’une personne qui se rend à la » mauvaise église » ou qui parle la » mauvaise langue » peut être battue ou humiliée.
Nous voyons comment même des fonctionnaires se permettent de chanter des chansons » folkloriques » sur le seuil des églises » orthodoxes « , appelant à la violence contre les personnes d’autres nationalités. Si maintenant notre société ne réagit pas à de tels incidents, si toute manifestation de violence n’est pas fermement condamnée, et si le pseudo-patriotisme ne cesse pas d’être héroïsé, alors nous avons toutes les chances de tomber dans l’agressivité et la colère totales. L’Ukraine s’est déjà noyée dans le sang, et que Dieu nous préserve que cela se reproduise.
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